Il fut un temps où un proche m’assénait avec assurance: »Naître femme est un privilège. Pas besoin de sueur pour réussir. Le bonheur réside simplement dans la beauté et dans la quête d’un homme fortuné. » Cette vision reductrice de la femme est malheureusement partagée par de nombreuses personnes. Toutefois la réalité est tout autre : être une femme ne garantit en rien une existence aisée, bien au contraire.
Saviez-vous que dans certaines cultures, la naissance d’une fille est presque synonyme de déception ? Dans un monde où le statut de la femme est souvent réduit à celui de ménagère, l’ambition d’une carrière est souvent jugée incompatible avec le mariage. Exprimer ses émotions est parfois même perçu comme un défaut. Ainsi, cette perception étroite de la féminité m’a poussée à explorer de plus près les nombreux défis auxquels les femmes font face dans notre société.
Cette semaine sur InspireAndShine, nous nous rendons en Haïti ! Notre portrait du jour fait de la lutte pour l’équité son cheval de bataille. Son nom: Jenny PRINSTON.
Jenny PRINSTON
Née en Haïti à Port-au-Prince, Jenny PRINSTON est diplômée en Science du langage, filière linguistique transcriptive et descriptive. Depuis 2017, elle travaille dans le domaine de l’éducation en animant des ateliers de formation sur l’équité de genre pour les professeurs et directeurs d’école dans les écoles de province via des organisations internationales comme le Care. Photographe, militante AfroFéministe, Jenny PRINSTON anime des ateliers féministes grâce à des certifications en études de genre: égalité Femmes-hommes dans l’éducation, en Féminisme et justice sociale. Jenny PRINSTON est une jeune femme de terrain, qui participe activement dans le domaine de l’environnement et de développement durable.
Entretien avec Jenny PRINSTON
Bonjour Jenny, je suis heureuse de vous accueillir sur InspireAndShine, pour vous, qu’est-ce que le féminisme ?
Merci Raissa, le féminisme, c’est mon cheval de guerre! On a toutes (tous) besoin d’outil pour aider à changer le monde qui est bourré de discriminations, alors le féminisme c’est mon arme de combat contre tous les rapports de domination. Le féminisme c’est ma salle de réveil, ce qui veut dire que je reste debout malgré toute la violence patriarcale du quotidien.
Quelle est la situation des femmes dans votre pays, et quels sont les principaux défis auxquels les femmes haïtiennes sont confrontées dans la société haïtienne ?
Compliquée ! Je ne trouve pas de mot capable d’expliquer la situation des femmes de mon pays. Les crises successives rendent les femmes et les filles plus vulnérables que jamais. Conflits et déplacements ont créé une crise humanitaire qui affiche des chiffres inquiétants. Plus de 4 millions d’Haïtiennes (iens) sont victimes de la violence des gangs armés. À noter que 60% sont des femmes et des filles. Dans les zones à hauts risques, les filles mineures sont violées par plusieurs membres des gangs, les femmes sont kidnappées, torturées et assassinées. Les principaux défis auxquels les femmes haïtiennes sont confrontées sont : la violence, l’éducation, l’emploi, la santé et le manque de représentation dans les institutions. La violence sexiste affecte au moins une femme sur quatre en Haïti.
Pouvez-vous nous partager votre parcours et ce qui a motivé votre engagement en faveur des femmes dans votre pays ?
J’ai commencé à m’impliquer dans les aides communautaires en 2015 quand j’ai commencé à animer des ateliers de poésie pour jeunes écolières (iers). En 2017, j’ai commencé mon expérience de terrain, je partais en mission dans les villes de provinces, dans les écoles nationales pour animer des ateliers d’éducation sur l’équité de genre. En 2021 , alors que je passais les fêtes de fin d’année dans une commune, j’ai réalisé un projet photo des petites filles âgées entre 8 et 12 ans qui vendaient au marché. Cette réalité, je ne la connaissais pas, ça m’a beaucoup touché et je me disais qu’il n’est pas normal que ces petites filles vendent au marché sous un soleil de plomb alors qu’elles devaient être assises dans une salle de classe. C’est ce qui a le plus motivé mon engagement, j’ai alors intégré La Voix des Femmes qui est une organisation féministe qui milite pour l’autonomisation des femmes et des filles, j’ai ensuite intégré La Ligue Ivoirienne des droits des Femmes qui est une organisation féministe Ivoirienne engagée dans la promotion des droits des femmes ainsi que la lutte contre les violences faites aux femmes.
Parlez-nous de votre travail pour l’autonomisation des femmes et des filles noires en tant que leader exécutif de la Voix des Femmes.
J’ai intégré La Voix des Femmes en 2022 en tant que bénévole chargée de communication, rapidement je suis passée à Lead Exécutive. Je suis une femme d’action, de terrain, donc je pars à la rencontre des autres. En ce sens, avec l’équipe, nous avions réalisé des salons de femmes, des ateliers de travail, de vision board, des programmes de Mentorat sur le leadership féminin, des conférences et des ateliers féministes, paroles de femmes, atelier de journalisme, atelier de photographie. La voix des Femmes réalise aussi des soirées de films qui a pour but d’amener les gens à comprendre la place des femmes dans le milieu audiovisuel. En somme, mon travail à La voix des Femmes est un travail pour aider les femmes à augmenter leur pouvoir de négociation, à prendre confiance en elles et à accroître leur autonomie en matière de prise de décisions en leur offrant des activités génératrices de revenus à travers notre programme de projet et création d’entreprise.
Pouvez-vous nous parler du lien entre l’éducation et la question de l’équité et de l’autonomisation des femmes ?
L’égalité entre les sexes et l’autonomisation de toutes les femmes et les filles sont des objectifs universels en soi, comme l’énonce explicitement l’Objectif de développement durable (ODD) 5 du Programme de développement durable à l’horizon 2030 des Nations Unies (Programme 2030). Dans un monde où chaque pays a sa propre réalité, les problèmes auxquels nous sommes confrontés en Haïti ne sont pas les mêmes ailleurs, je préfère parler d’équité plutôt que d’égalité dans la mesure où la notion d’équité suppose que certaines personnes ont besoin de plus de soutiens pour atteindre un résultat équivalent à celui des autres. Par exemple, une femme à déficience physiologique aura besoin de ressources supplémentaires à d’autres femmes dites « normales » pour leur permettre de bénéficier des mêmes opportunités que les autres et ainsi, atteindre les mêmes objectifs. La liberté et l’épanouissement économique, la transformation de la femme ne peuvent pas concrétiser sans l’éducation. L’éducation est un moyen d’échapper à la pauvreté et d’accéder à des emplois décents. Elle est capable de mettre fin à des cycles intergénérationnels de désavantages et de booster des économies. Alors, éduquer une femme c’est éduquer une nation. L’objectif de l’équité de genre dans l’éducation est de créer des conditions égales pour tous les enfants, surtout les filles car elles sont plus sujettes à la déscolarisation, en apportant des soutiens à celles (ceux) qui en ont le plus besoin.
En ce qui concerne votre situation personnelle, quels sont les préjugés auxquels vous êtes confrontée ? (On sait comment les féministes sont vues dans certaines parties du monde.)
Personnellement, déjà à la naissance je subissais ce qu’on appelle la misogynie de la part de mon père. Il était toujours hostile à l’égard des femmes du coup avoir une petite fille n’était pas le bienvenu alors que mon frère lui, était comme l’héritier tant attendu du roi. A l’adolescence, un jeune garçon m’avait touché les fesses à l’école sans mon consentement. Quand je suis devenue une Femme, je me suis faite harcelée au travail par des collègues hommes, j’ai du démissionner. Dans mon engagement de féminisme, on m’a déjà traité de lesbienne, de mal b***, de fouteuse de troubles dans les foyers. Les injures sexistes ne m’atteignent pas, cela prouve qu’au moins ils sont frustrés parce que les femmes remettent en question leur système de domination, ils sont tout simplement inquiétés et apeurés.
Quelles sont les statistiques en matière de violences basées sur le genre dans votre pays ?
En Haïti, 30% des femmes et filles de 15 à 49 ans sont victimes de violence physique. 34% de femmes en couples sont victimes de violences conjugales. 37% des cas de violences génèrent des blessures graves ( UNFPA). Mais rares sont les femmes qui acceptent de briser le silence sur cette violence par peur de représailles. En 2023, des organisations féministes et de droits humains ont recensé pour l’ensemble du pays, un total de 3351 femmes et filles victimes de violences.
Comment les règles (lois, politiques, coutumes) en Haïti protègent-elles ou entravent-elles les droits des femmes ?
Au niveau juridique, les lois en vigueur s’inspirent du Code napoléonien et ne considèrent pas les femmes comme des citoyennes à part entière. Bien qu’en 1981 Haïti ait ratifié la convention sur l’élimination des discriminations contre les femmes et que le 8 octobre 1982 y ait eu un décret-loi pour permettre aux femmes mariées de jouir de leur pleins droits, et qu’en plus, la Constitution en vigueur proclame l’égalité des hommes et des femmes, les prescrits ne se traduisent pas encore dans les codes de lois. Il y a une absence ou une insuffisance de cadre juridique sur la violence spécifique faite aux femmes ainsi que sur leurs droits sexuels et reproductifs. Ce qui prévaut est donc la non intégration, la non harmonisation des textes juridiques nationaux avec les conventions internationales sur les droits des femmes signées ou ratifiées par l’État haïtien. Cependant, grâce aux luttes menées par le Ministère à la condition féminine et aux droits des femmes, grâce aussi aux organisations de femmes, des progrès ont été enregistrés dans le statut des femmes haïtiennes. Du point de vue politique, le principe du quota de 30% de femmes à tous les postes de décisions de la vie nationale, notamment dans les services publics, a été retenu en 2012, dans la version dite amendée, en son article 17-1, de la constitution de 1987. Cependant, l’application du quota de genre n’a pas été respectée. Du point de vue coutumes, dans le vodou haïtien, les femmes jouissent d’une grande liberté et se placent sur un même pied d’égalité avec les hommes. Même si, de l’extérieur, les femmes pratiquantes rament sur les carcans des préjugés, elles n’ont pas à se préoccuper de l’égalité des sexes dans le vodou.
Quel est le rôle des femmes dans la reconstruction post-séisme en Haïti, et comment leur engagement a-t-il contribué au processus de reconstruction ?
Malheureusement, les femmes n’ont pas de place très claire dans le processus de reconstruction post séisme. Lors de la conférence décisive des bailleurs de fonds qui s’est tenu en mars 2010, les femmes ont brillé par leur absence. C’était le signe général d’un manque de prise en compte de l’opinion des femmes quant aux perspectives de reconstruction à long terme. Bien avant le séisme, les femmes ont rêvé d’une autre Haïti. Leur vision d’avenir est ambitieuse, elle est centrée sur la contribution de toutes et tous dans une perspective de justice sociale et d’égalité. Mais leur détermination à s’engager sur la grande scène de la reconstruction trouve peu d’écho dans les médias.
Est-ce que les initiatives de développement économique et social en Haïti prennent en compte les besoins et les droits des femmes ?
Déjà en ce moment, l’État est absent et le pays est plongé dans un chaos total. Les besoins et les droits des femmes et des filles ne sont pas pris en compte. Par ailleurs, les agences des Nations Unies en Haïti encouragent les actions de la société et du gouvernement haïtien afin de garantir la participation entière et effective des femmes et leur accès en toute égalité aux fonctions de direction à tous les niveaux de décision, dans la vie politique, économique et publique.
Quelles sont les stratégies efficaces pour promouvoir l’engagement des hommes dans la lutte pour les droits des femmes en Haïti ?
La lutte pour les droits des femmes en Haïti n’est pas une lutte pour se libérer des hommes mais une lutte pour se libérer d’un système dans lequel les hommes sont aussi victimes. Il faut mobiliser les hommes autant que les femmes. Il s’agit de démontrer que les hommes sont directement concernés par ce conditionnement social, ils sont eux aussi façonnés selon un modèle masculin, des stéréotypes qui sont imposés comme la norme. Il est important d’intégrer les hommes dans les actions communautaires, dans les séances de formations, dans les ateliers de travail et de sensibilisation afin qu’ils puissent comprendre l’urgence de la lutte pour le bien-être de tous. Impliquer les hommes dans la défense des droits de toutes et tous est complémentaire de la libération de la parole des femmes.
Comment les médias haïtiens traitent-ils les questions liées aux droits des femmes, et quel impact cela a-t-il sur la perception publique de ces questions ?
Au niveau des antennes de médias, les femmes sont pratiquement invisibles. Ayibopost, un journal en ligne, avait mené un sondage auprès de six médias. Les résultats étaient édifiants : 7.14% de tous les invités de ces six médias ont été des femmes, soit 7 femmes sur 98 invités, alors que le pays est majoritairement féminin ( 52%). Les questions liées aux droits des femmes sont majoritairement discutées par des médias féministes. Les médias, occupés par des hommes, jouent un rôle déterminant dans la construction et la représentation des femmes (et des hommes) dans la société. Une femme qui entend et regarde souvent la radio ou la télé avec uniquement la voix des hommes, pourrait comprendre et accepter que la politique ne concerne pas les femmes.
Comment les femmes haïtiennes participent-elles à la vie politique du pays, et quelles sont les barrières qu’elles rencontrent dans ce domaine ?
En 2014, un pourcentage de 30.71% de femmes ont occupé des postes de décisions. Mais ce pourcentage s’est dégradé en 2016. Sur 37 hauts fonctionnaires nommés, il y a eu seulement 6 femmes, dont 4 ministres et deux secrétaires d’État, soit moins de 17% pour 31 hommes ( soit environ 84%), par rapport au quota de 30% prescrit par la constitution de 1987 dite amendée. L’insertion de la femme est bloquée par de nombreuses barrières, surtout sociales (systèmes de protection sociale), politiques (critères de sélection des candidats), économiques (écart salarial entre les sexes, féminisation de la pauvreté) et culturelles (stéréotypes sur le rôle social, assigné aux femmes par rapports aux hommes). Alors que les femmes sont, fort souvent, qualifiées et compétentes, au même titre que les hommes, elles sont reléguées au second plan par le système de domination mâle.
Chaque jour, un élan de solidarité envers les plus vulnérables se manifeste à travers diverses actions. Malgré ces efforts collectifs, les mesures prises demeurent souvent insuffisantes, plus particulièrement pour ce qui est de la lutte contre les violences basées sur le genre. Face à cette réalité préoccupante, de nombreux jeunes, à l’instar de Jenny PRINSTON, s’investissent activement.
Comme Jenny, vous pouvez vous aussi vous engager. Le monde n’attend que vous !
Un grand merci à Jenny pour avoir accepté de partager son expérience à travers cet interview.
InspireAndShine est un blog engagé crée en 2020 par Raissa KOUADIO, une jeune activiste ivoirienne. Son objectif : susciter le changement social à travers l’innovation digitale.